Dans le clivage produit par la crise électorale ivoirienne, Laurent Gbagbo est présenté comme ayant un projet de société contraire à celui d’A. Ouattara. Pour Pierre Sané : « Il y a une lutte pour le pouvoir en Afrique aujourd’hui qui (…) oppose surtout deux projets de société qui, pour faire simple, voient s’affronter des dirigeants tenants d’un libéralisme mondialisé à d’autres qui adhèrent à un panafricanisme souverain et socialisant » |8|. Ainsi, vu le libéralisme sans discrétion de l’ancien directeur adjoint du FMI, le camp du « panafricanisme souverain et socialisant » serait par déduction représenté dans la crise ivoirienne par L. Gbagbo.
Panafricaniste socialiste, Gbagbo l’a été sans conteste dans son opposition au régime capitaliste néocolonial de F. Houphouët-Boigny. Mais n’est-ce pas projeter ce passé sur le présent que de continuer à le classer comme étant un socialiste ? Serait-ce sur la base de son appartenance à l’Internationale socialiste, comme l’étaient Abdou Diouf, Thabo Mbeki, Ben Ali, dont l’adhésion au néolibéralisme a été indéniable ? Ne faudrait-il pas l’apprécier en fonction de la politique qu’il a menée pendant une décennie ?
Certes, le régime de Gbagbo a été confronté à la culture néocoloniale de l’État du capital français, dirigé par Jacques Chirac, dont l’implication dans la tentative de putsch de septembre 2002 est quasi évidente. Des Accords de Linas Marcoussis à 2007, en passant par novembre 2004, il a dû mener bataille contre les tentatives de déstabilisation orchestrées par certains intérêts impérialistes français et leurs alliés en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone, dans une situation de quasi-marginalisation par ses pairs, des conservateurs de la tradition françafricaine. La souveraineté nationale ivoirienne bafouée pendant les quatre premières décennies néocoloniales était indéniablement en jeu et il a essayé de la défendre. Faudrait-il oublier pour autant que ce « panafricaniste » a instrumentalisé à son tour « l’ivoirité », même s’il faut lui reconnaître la décision bien postérieure (2007) de supprimer la carte de séjour pour les ressortissant/es des pays voisins ? Le régime de Gbagbo ne s’est-il pas constitué à son tour un lobby – le Cercle d’amitié et de soutien au Renouveau franco-ivoirien, (CARFI) dont le premier président était un sénateur UMP, par ailleurs employé de Bolloré – dans la partie métropolitaine de la Françafrique, à travers aussi l’attribution des marchés de gré à gré, par copinage ? Certains des bénéficiaires de ces marchés ne sont-ce pas ceux qui l’étaient déjà sous le régime de Houphouët-Boigny ? Le régime de Gbagbo n’a t-il pas renforcé l’emprise des transnationales états-uniennes sur le cacao ivoirien et obtenu des satisfecit de la Banque Mondiale et du FMI en matière d’application de leurs principes ? Certes Gbagbo a initié, par exemple, une politique de fournitures scolaires gratuites à l’école primaire et de suppression des droits d’inscription scolaires, mais son régime ne s’est-il pas révélé aussi actif en matière d’accumulation oligarchique du capital, de surcroît dans un climat de développement de la pauvreté ? Faut-il fermer les yeux sur cet enrichissement indécent, aux dépens du Trésor public et du peuple, sur ces scandales de gabegie dans la filière café-cacao ? Des actes qui ont même exaspéré le numéro deux du régime, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly — un inconditionnel du libéralisme économique ayant été conseiller économique de Gbagbo et représentant de son Front populaire ivoirien (FPI) dans le gouvernement de transition dirigé par Robert Guéi — qui a été prié publiquement de se taire par le chef des “Jeunes patriotes” (une milice du FPI), Blé Goudé (ancien camarade et rival de Soro à la direction de la FESCI et ministre actuel de Gbagbo) |9| . Gbagbo et le FPI n’ont-ils pas plutôt accompli une défense concrète du capitalisme ?
L’Afrique a eu, dans la première phase du néo-colonialisme, son lot d’impostures « socialistes » – comme ce fut aussi le cas ailleurs. Il est inutile d’en rajouter au moment où l’idéal socialiste pourrait se refaire une beauté ou une nouvelle jeunesse face à l’incapacité objectivement prouvée du capitalisme, dans sa version néolibérale ou autre |10|, de produire autre chose que le développement des injustices sociales ou des démocraties dans lesquelles certains sont plus égaux que les autres. S’il y a une comparaison qui mérite d’être faite, ce serait plutôt avec Sylvanus Olympio, le nationaliste togolais, anti-communiste (ex-représentant d’Unilever au Togo), victime du néo-colonialisme français, auquel il préférait le capitalisme « anglo-saxon ». Ils ont en commun, entre autres, le fait d’avoir menacé l’existence de la zone monétaire du franc, ce moyen de contrôle de ses post-colonies africaines par la France |11| .