Le soutien à Ouattara est justifié par la nécessité de respecter le jeu démocratique ou l’alternance en Afrique. Ce qui est tout à fait légitime. Autrement dit, au cas où il serait établi que Ouattara est indéniablement le vainqueur d’une élection sans problèmes, il serait légitime qu’il accomplisse le mandat confié par la majorité de l’électorat ivoirien. Comme le font d’autres partisans du libéralisme, à l’instar du Guinéen Alpha Condé, élus dans des conditions considérées comme normales en Afrique et ailleurs.
Toutefois, contrairement à ce que prétendent encore certains, ce serait aller trop vite en besogne que d’attribuer à Ouattara le statut d’éternelle victime du chauvinisme des tenants de « l’ivoirité » ou des adversaires de la démocratie. Il n’est pas le chevalier de la démocratie en Côte d’Ivoire.
Certes il ne faut pas le limiter à son passé, celui des années 1990. Mais faut-il oublier ces années au cours desquelles il a été Premier ministre en charge de l’application des mesures d’Ajustement structurel et de gestion des premières années du multipartisme ? N’a t-il pas dirigé, sans état d’âme, un gouvernement qui réprimait avec une particulière brutalité la contestation sociale et politique contre les mesures antisociales et dramatiques de l’Ajustement structurel ? Gbagbo n’a t-il pas été sa victime avant qu’il ne devienne la sienne ? N’est-ce pas lui qui a introduit en Côte d’Ivoire le projet d’instauration de la carte de séjour, infalsifiable, pour distinguer les résidents étrangers des Ivoiriens, bien avant que ses concurrents dans la course au pouvoir ne se passionnent pour son acte de naissance ? Précisons que ce n’était pas par quelque xénophobie personnelle, mais par motivation économique : au moins 20 % de ressortissants étrangers dans la société ivoirienne, cela représentait une source non négligeable de recettes publiques en période d’ajustement structurel. Ce n’était pas une invention ivoirienne, mais une suggestion du FMI aux États surendettés passant sous leurs fourches caudines.
Sa volonté actuelle de faire déloger Gbagbo par une intervention armée internationale ne serait-elle pas la forme considérée comme légitime de l’intention non assumée de septembre 2002 ? À qui s’adressait, au début de la campagne électorale 2010, le vieil houphouétiste, rallié à Gbagbo et Président du Conseil économique et social, Laurent Dona Fologo, en déclarant : « les commanditaires du coup d’État manqué du 19 septembre font croire que ce ne sont pas eux les auteurs de la guerre. C’est faux ! Posez-leur la question. Moi je sais d’où elle vient. Ils savent ce qu’ils ont entrepris auprès de moi et que j’ai refusé avant la guerre. C’est pourquoi ils n’en parlent pas dans leurs journaux… S’ils l’évoquent, je donnerai la date, l’heure et exactement ce qu’ils m’ont demandé… Ce sont les mêmes qui sont à l’origine des coups d’État de 1999 et du 19 septembre 2002 » |12| ? Bédié n’ayant pu être commanditaire du coup d’État contre lui-même, en décembre 1999, il ne pouvait s’agir que de Ouattara dont la convergence des intérêts avec certains milieux économiques français — irrités alors par la révision des contrats juteux projetée par le régime de Gbagbo — ne fait l’objet d’aucun doute. Est-ce par hasard que Ouattara, Soro et Compaoré |13|. se retrouvent aujourd’hui dans le camp des va-t-en guerre contre Gbagbo ? Les FAFN ne constituaient-ils pas en fin de compte une branche armée non assumée du RDR ?
Que Gbagbo se soit réconcilié avec certains « investisseurs » français, ciblés hier, à l’instar de Bouygues (témoin de mariage du couple Ouattara, célébré à Neuilly par le maire Nicolas Sarkozy), en leur accordant des faveurs — afin de les éloigner de Ouattara ? — ne peut représenter pour eux la même garantie que la présidence de la Côte d’Ivoire par Ouattara, un membre attitré des réseaux du néolibéralisme |14|, non susceptible de s’en écarter par opportunisme. Il est presque certain qu’il privilégiera les « investisseurs stratégiques » membres des mêmes réseaux que lui plutôt que les capitaux des économies dites émergentes, concurrents, de plus en plus sérieux des premiers, en Afrique. Ainsi, comme l’ont déjà dit et redit d’autres, c’est plus ce statut de capitaliste, membre de l’establishment néolibéral international, d’Alassane Ouattara, qui justifie la mobilisation de la « communauté internationale ».
C’est une aubaine pour l’internationale néolibérale de voir son candidat chéri soutenu, au delà de la droite et au nom de la démocratie, jusque dans les milieux qui se disent anti-impérialistes. Comme si ceux-ci étaient obligés de choisir l’un des deux représentants de la diversité du capitalisme en Afrique, plutôt que de se préoccuper du problème majeur que constitue l’alignement des peuples africains derrière des fractions rivales d’un même ordre économique, dont les conséquences sociales nient dramatiquement les promesses démagogiques faites par ces relais locaux. Il ne s’agit pas d’une des prétendues « spécificités africaines », comme le montrent bien les résultats électoraux dans les démocraties prétendues avancées où le peuple en général, les salariés, en particulier, ne semblent plus avoir qu’à choisir régulièrement entre des libéraux conséquents et les libéraux honteux des partis soi-disant socialistes.